Martial Gueroult
Spinoza, I: Dieu (Ethique, I)
Paris: Aubier-Montaigne, 1968
[...] § VIII. – De là résultent plusieurs conséquences:
a) Le problème de l’union des diversa, qui,
chez Descartes, ne se pose qu’au niveau de l’homme, se pose chez Spinoza au niveau
de Dieu. [229]
b) En résolvant le problème au niveau de Dieu,
Spinoza le résout par là même au niveau de l’homme. Autrement
dit, l’union des attributs divers dans la substance infiniment infinie et l’union
des modes d’attributs divers (le corps, mode de l’Etendue, et l’âme, mode
de la Pensée) dans l’individu humain posent un seul et même problème,
dont la solution n’est possible qu’en Dieu.
c) La nature de l’union des diversa dans l’homme
doit donc se déduire de la nature de l’union des diversa en Dieu 17.
En conséquence, l’essentiel de la première doit se retrouver dans la
seconde, et vice versa, de sorte que, si des difficultés subsistent
à propos de l’une, on peut chercher à les résoudre en considérant
ce qui est affirmé sans ambiguïté à propos de l’autre. C’est
pourquoi la conception des modalités de l’union de l’âme et du corps
pourra servir épisodiquement de fil conducteur pour préciser et éclaircir
la conception des modalités de l’union des attributs en Dieu.
d) D’après ce qui précède, on est assuré
que l’union des attributs en Dieu doit exclure tout ce qui doit être rejeté
comme absurde dans les conceptions que les philosophes ont pu se faire de l’union
du corps et de l’âme dans l’homme. Comme, pour Spinoza, aucune n’est plus
absurde que celle que soutient Descartes, on doit présumer a priori
que l’union des diversa en Dieu ne saurait se concevoir sur le modèle
de l’union cartésienne des diversa dans l’homme 18.
§ IX. – Dans le cartésianisme, le problème de l’union
des diversa ne se pose pas au niveau de Dieu, car Descartes ne conçoit
pas les attributs de l’être souverainement parfait comme des réalités
substantielles incommensurables, mais comme des qualités qui ne font qu’un
dans sa simplicité absolue, et que, de par sa finitude, notre entendement
se représente de façon séparée. Aussi notre représentation
de ces attributs est-elle confuse et leur distinction, non point réelle,
mais seulement de raison 19.
Leur unité ne pose donc aucun problème. C’est plutôt
leur multiplicité qui en poserait un, si nous n’avions pas en nous l’idée
du parfait qui nous en révèle la source dans la disproportion entre
l’infini et notre esprit fini, contraint par son infirmité de réfracter
en lui une simplicité absolue qui le dépasse 20.
Le problème, en revanche, se pose au niveau de l’homme, puisque
celui-ci est composé de deux substances hétérogènes: l’âme
et le corps. S’il s’agissait là seulement, comme chez Aristote, de deux
opposita, [230] extrêmes d’un même genre (matière
et forme, puissance et acte), leur unité serait celle de leur genre commun
et ne poserait aucun problème. Mais comme il s’agit, en l’espèce, de
diversa, c’est-à-dire de réalités uniques en leur genre
et par conséquent incommensurables 21,
il est contradictoire qu’elles ne fassent qu’un 22.
Pourtant, c’est un fait qu’elles constituent dans l’homme une seule et même
nature; et, de ce fait absurde, un sentiment invincible nous atteste la réalité.
D’où un problème insoluble pour les idées claires et distinctes.
La raison doit seulement reconnaître que Dieu, étant vérace, n’a
pas pu vouloir nous tromper en mettant en nous ce sentiment sans rien nous donner
pour démentir son enseignement; en conséquence, elle garantit que ces
deux natures, bien que conservant toujours chacune son essence irréductible,
sont effectivement unies en nous de façon incompréhensible.
On voit que le problème de l’unité des attributs en Dieu
et celui de l’union des substances dans l’homme n’ont ici rien de commun – de
même que n’ont rien de commun les attributs en Dieu et les substances dans
l’homme. Sans doute, dans les deux cas, l’union est-elle objet d’une idée
confuse, et cette confusion exprime-t-elle l’incompréhensibilité de
l’objet. Mais il ne s’agit pas de la même sorte d’idée ni de la même
sorte d’incompréhensibilité. Dans le cas de Dieu 23,
il s’agit d’une idée intellectuelle, inadéquate à son objet, qui
dépasse[231] infiniment notre entendement; dans le cas de l’homme, il s’agit
d’une idée sensible, dont l’obscurité et la confusion tiennent au mélange
confus et inintelligible qui constitue l’être de son objet.
Pour Spinoza, le problème se pose au niveau
de Dieu. Les attributs divins ne sont pas, en effet, des qualités, mais
des substances, c’est-à-dire ces diversa qui, pour Descartes, s’unissent
dans l’homme. Qu’ils soient des diversa, c’est précisément ce
qui permet de concevoir que Dieu en comprend une infinité. (S’ils n’étaient
que des opposita, ils ne pourraient être que deux, à savoir
les deux extrêmes d’un genre: matière et esprit; de plus, leur union
ne poserait aucun problème, car ils seraient des substances incomplètes
qui, par nature, devraient s’unir dans une substance complète.) Enfin,
l’homme étant composé de deux diversa: l’âme et le corps,
mais ces deux diversa étant respectivement les modes de deux substances
diverses, leur union ne peut s’expliquer que par celle de ces substances en Dieu.
Ainsi, le problème de l’union de l’âme et du corps ne peut pas, comme
chez Descartes, se traiter à part: il doit se traiter en fonction du problème
de l’union des substances en Dieu.
Cependant, bien que le problème de l’union de l’âme et
du corps se pose chez Descartes en des termes analogues à ceux de l’union
des attributs chez Spinoza, les conditions auxquelles doit satisfaire la solution
sont différentes ici et là, car il est loisible à Descartes de
faire appel à l’incompréhensible, ce qui est interdit à Spinoza,
pour qui tout est intelligible. De plus, la donnée initiale imposant le
problème est aussi toute différente: alors que chez Descartes l’union
des diversa est hypothétiquement nécessaire, puisqu’elle n’est
affirmée que sous la supposition d’un fait contingent attesté par l’expérience:
à savoir l’existence de l’homme, elle est chez Spinoza absolument nécessaire
a priori, puisqu’elle est affirmée sous la contrainte d’une vérité
éternelle imposée par l’entendement pur: à savoir l’existence
absolument nécessaire de Dieu.
§ X. – Par là peuvent déjà être saisis
quelques traits originaux de la conception spinoziste:
a) Puisque, chez Descartes, l’union des substances, dépendant
d’un fait contingent, n’est rien de nécessaire absolument, elles sont en
soi séparables et leur union est périssable. Effectivement, elles se
séparent dans la mort, et l’homme constitué par leur union périt.
L’homme, étant une nature qui résulte de leur union et qui disparaît
avec leur dissociation, est un composé ontologiquement postérieur à
ses composants.
Au contraire, l’union des substances n’étant, chez Spinoza,
rien d’autre que la nature éternelle de Dieu, et étant, de ce fait,
absolument nécessaire, elles sont en soi, bien que concevables séparément, [232]
absolument inséparables. Dieu n’est donc pas un composé substantiel
postérieur à ses composants; ces derniers, au surplus, ne sont pas,
strictement parlant, des composants, mais des constituants, tout
composant étant une partie du composé, et toute partie étant finie,
alors que les attributs de Dieu sont infinis et par conséquent n’en sont
pas des parties.
b) On comprend alors que, récusant la proposition tirée
de Descartes: puisque ce qui est composé est dépendant, Dieu
n’est pas composé de plusieurs natures ou substances 24,
Spinoza ait abandonné l’argumentation des Principia et des Cogitata
Metaphysica, où, s’inspirant au contraire de cet axiome, il démontrait
la simplicité de Dieu en réfutant une conception qui précisément
allait devenir la sienne – à ceci près que les substances dont Dieu
est constitué ne sauraient être assimilées à des parties,
ni leur union en Dieu à une composition. Dieu, disait-il, ne peut être
composé de substances, car elles lui seraient antérieures et il en
dépendrait 25; de plus, étant
réellement distinctes, elles devraient exister par soi et seraient autant
de Dieux. Il est donc absolument simple et les distinctions faites entre ses
attributs ne sont que de raison 26.
L’argument est maintenant renversé: Dieu existant par soi
et étant indépendant, étant d’autre part, non pas «composé»,
mais «constitué» de substances existant par soi, celles-ci ne
sauraient lui être antérieures, puisqu’elles ne peuvent avoir une existence
séparée de la sienne; lui et elles sont simultanés (simul);
il ne saurait en dépendre, puisqu’elles ne sont rien hors de lui, pas plus
qu’elles ne sauraient dépendre de lui, puisqu’il n’est rien hors d’elles.
N’étant qu’une seule et même chose et ne pouvant exister isolément,
leur existence par soi ne fait pas d’elles autant de Dieux 27.
Leur unité ne supprimant pas leur diversité, leur distinction reste
réelle et non simplement de raison. C’est pourquoi la notion de Dieu n’est
pas simple, mais complexe.
Aussi ne retrouve-t-on pas dans l’Ethique les termes de
simplex, d’ens simplicissimum, appliqués à Dieu dans
les Principia et dans les Cogitata Metaphysica. A supposer qu’on
veuille encore le dire simple, on ne saurait désigner par là que son
indivisibilité, c’est-à-dire l’impossibilité qu’il soit fragmenté
en parties; ce par quoi rien ne saurait être enlevé à l’infinie
complexité qui résulte de l’infinité des [233] attributs
infinis dont il est constitué 28.
En effet, bien que ceux-ci n’en soient pas des parties, puisqu’ils sont infinis
et que toute partie est finie, leur différence n’en demeure pas moins absolue
et fait d’eux des êtres irréductibles. Dieu est donc un ens realissimum
bigarré, non un ens simplicissimum pur, ineffable et inqualifiable,
où toutes les différences s’évanouiraient. Il n’y a alors d’autre
notion simple que celle des prima elementa dont il est constitué,
c’est-à-dire de ses attributs qui, définis chacun par un seul genre
d’être, ne comportent pas d’éléments constituants et sont chacun
en soi-même une chose simple et homogène. Dieu, au contraire, est une
notion complexe précisément parce qu’on peut le construire au moyen
de ces prima elementa, objets de notions simples 29.
c) Etant, comme l’union cartésienne de l’âme et
du corps, une unité de diversa, la substance divine est, non une
unité de nature, mais une unité de composition 30
(composition s’entendant selon la nuance précisée ci-dessus), les constituants
malgré leur unité dans cette substance, restant conçus comme
«realiter [et non sola ratione] distincta » 31.
Le niera-t-on en observant que, si on les pense séparément,
le [234] concept de Dieu s’obscurcit au point de s’anéantir, et qu’il
y a distinction de raison lorsque, si nous pensons séparément deux
êtres, notre conception devient obscure et confuse 32
? Mais ce qui, en l’espèce, devient obscur et confus, ce n’est pas le concept
de chacun de ces êtres, c’est celui de Dieu. Il y a donc distinction de
raison entre ces êtres et Dieu, non entre ces êtres eux-mêmes.
Cependant, ne sont-ils pas unis par nature, puisqu’ils le sont en vertu de la
nature de Dieu? Non point, puisqu’ils ne le sont pas en vertu de leur propre
nature. Mais puisque, étant éternelle et nécessaire, leur union
n’est pas accidentelle, n’est-elle pas unité de nature? Nullement, car l’union
nécessaire et non accidentelle n’est pas nécessairement une unité
de nature. Ainsi, quoique n’étant pas accidentelle, mais nécessaire
et substantielle, l’union du corps et de l’âme dans l’homme, chez Descartes,
est unité, non de nature, mais de composition. Il en va de même chez
Spinoza, et, à l’image de la substance composée cartésienne qui
constitue la nature de l’homme, la substance constans infinitis attributis,
qui constitue la nature de Dieu, est unité, non de nature, mais de composition.
Certes, il y a cette différence que, contrairement aux attributs spinozistes,
l’âme et le corps peuvent exister séparément – et existent séparément
après la mort – chez Descartes. Mais si la nature qui impose l’unité
est différente ici et là, l’unité n’en demeure pas moins chez
Spinoza unité de composition, d’autant plus que les éléments unis
restent, pour lui, realiter distincta.
§ XI. – Cependant, Spinoza ne dénonce-t-il pas comme
le dernier des scandales la conception cartésienne de l’union substantielle?
Sans doute, mais c’est qu’il rejette, non la chose même, mais l’idée
que Descartes s’en fait.
Pour déterminer ce que cette union doit être, il est
donc expédient d’en exclure d’abord tous les caractères que Descartes
lui reconnaissait. Or, elle était pour lui incompréhensible, objet
d’une idée obscure et confuse (le sentiment), fondée sur l’incompréhensibilité
de Dieu, à savoir sur sa toute-puissance capable de faire ce qui, pour notre
entendement fini, est absurde. A contrario, elle sera pour Spinoza intelligible,
objet d’une idée claire et distincte, fondée sur l’intelligibilité
de Dieu, rendant intelligible l’union du corps et de l’âme dans l’homme.
Cette intelligibilité de Dieu, qui s’oppose à l’incompréhensibilité
du Dieu cartésien, est le fondement de toute la théorie. Bien mieux,
l’intelligibilité de Dieu consiste en l’intelligibilité même de
l’union des substances qui le constituent. En effet, tout d’abord, on ne peut
rien trouver, ni en lui, ni hors de lui, qui puisse se fonder [235] sur
l’incompréhensibilité de sa puissance, puisque celle-ci se réduit
à son essence et que son essence est intelligible. Ensuite, son essence
est intelligible, puisque nous pouvons la construire génétiquement
comme un être géométrique. Enfin, cette construction consiste
à unir en lui tous les diversa de façon à aboutir à
sa définition génétique comme Ens constans infinitis attributis.
L’idée de cette union, n’étant rien d’autre que la définition
«parfaite» de Dieu, est donc la plus claire et la plus distincte de
toutes les idées.
Pourtant, rien n’est encore par là résolu, car si nous
voyons clairement et distinctement en l’espèce que les attributs
doivent s’unir en Dieu, nous ne voyons pas du même coup comment cela
se fait au juste, ni ce que peut être cette union d’incommensurables
qui paraît impensable à tout entendement. En conséquence, n’est-on
pas fondé à dire que «les attributs destinés à établir
l’intelligibilité de Dieu n’ont rien qui rende intelligible leur unité
au-delà de l’affirmation sommaire que Dieu, étant l’être absolument
infini, doit avoir tous les attributs concevables» 33
?
Pour répondre à la question, il faut analyser la texture
même de cette union, qui doit être telle qu’une idée claire et
distincte puisse la concevoir.
On observera, d’abord, que l’incompréhensibilité prétendue
de l’union indissoluble des diversa ne s’impose qu’en vertu de deux préjugés
cartésiens.
Le premier, relatif à Dieu, suppose que les choses que nous
concevons clairement et distinctement comme réellement distinguées
peuvent toujours exister séparément de par la toute-puissance de Dieu.
Si l’on prétendait le nier en affirmant l’indissolubilité de leur union,
on contredirait à la véracité divine en niant toute valeur objective
aux idées claires et distinctes de substance étendue et de substance
pensée.
Le second suppose que, s’il y a union des diversa, elle
ne peut être que leur fusion intime; sinon, ils seraient seulement juxtaposés,
et constitueraient, non pas une substance, mais un agrégat. Or, une telle
fusion est inconcevable, puisque, par définition, les diversa en
tant qu’incompatibles ne peuvent se pénétrer. En conséquence,
si cette fusion existe, elle ne peut être que l’objet d’une idée obscure
et confuse, que Dieu a rendue en nous imprescriptible.
Ces préjugés sont pour Spinoza irrecevables:
En ce qui concerne le premier, on observera que, l’idée claire
et distincte (de Dieu) nous enseignant elle-même que tous les diversa
conçus comme réellement distincts sont éternellement unis en
Dieu, on contredirait à la véracité divine en affirmant qu’ils
peuvent exister [236] séparément. C’est alors qu’on tomberait
dans l’absurde. Au surplus, ainsi qu’on l’a vu, la nature des diversa
exclut seulement qu’ils poissent être affirmés les uns des autres,
mais non qu’ils puissent être tous ensemble affirmés de Dieu.
En ce qui concerne le second, l’union des diversa ne saurait
être leur fusion, puisqu’on ne pourrait plus les concevoir comme réellement
distincts au sein de leur union même. La substance divine qu’ils constituent
devrait être, ainsi qu’il en va chez Descartes pour la substance humaine,
objet d’une idée obscure et confuse, alors qu’elle est l’objet de la plus
claire et de la plus distincte des idées. Il n’en demeure pas moins que
leur union ne peut être non plus leur simple juxtaposition, puisqu’ils doivent
constituer une seule et même substance, et non un agrégat.
§ XII. – Quelle est donc cette union substantielle qui ne
saurait être ni fusion, ni juxtaposition? C’est pour répondre à
cette question qu’il convient de prendre pour fil conducteur l’union du corps
et de l’âme dans l’homme. L’âme et le corps, étant respectivement
modes de deux attributs ou diversa, sont, comme ces attributs, «sans
commune mesure» et «infiniment différents» 34.
Cependant, ils sont nécessairement unis l’un à l’autre dans la durée,
quant à leur existence, et dans l’éternité, quant à leur
essence. Cette union n’est, ni leur fusion ou permixtio, comme l’assure
Descartes, ni leur juxtaposition pure et simple: elle est identité
de la chose qu’ils constituent, cette chose étant la même sous deux
attributs différents. Mais d’où vient cette identité et en
quoi consiste-t-elle? Elle vient de leur cause, car elle n’est rien d’autre
que l’identité de la cause singulière qui, par un seul et même
acte, les produit corrélativement, dans leurs attributs respectifs,
à la même place dans la chaîne des modes. Infiniment différents
quant à leur essence, ils sont donc identiques quant à leur
cause, chose identique signifiant ici cause identique 35.
Considérons maintenant dans son ensemble la chaîne infinie
des modes dans l’infinité des divers attributs; il en ira de même pour
elle que pour chacun des modes singuliers: il y aura, quant à l’essence
des modes, une infinité de chaînes absolument différentes, [237]
sans commune mesure entre elles, comme les attributs divers d’où. elles
procèdent, mais, quant à leur cause, une seule et même chaîne
procédant d’une seule et même cause, identique dans les divers attributs.
Considérons enfin la substance divine elle-même: il est
clair que, là aussi, les attributs seront des choses absolument différentes
quant à leur essence, mais absolument identiques quant à la cause (quant
à l’acte causal) par laquelle chacun se produit lui-même et produit
tous ses modes. Ainsi, l’identité de la causa sui en chacun est ce
par quoi ils constituent une seule et même substance existant par sol II
n’y a pas juxtaposition des attributs, puisqu’ils sont identiques quant à
leur acte causal 36; il n’y a pas
non plus fusion entre eux, puisqu’ils demeurent irréductibles quant à
leurs essences. C’est pourquoi, dans la substance divine même, ils sont
«conçus comme realiter distincta », sans cependant exister
séparément 37. Ainsi,
Dieu est unité d’un divers 38.
Par là se trouve fondé le parallélisme: si haut qu’on veuille
remonter dans la chaîne des causes, la cause d’une pensée sera toujours
une pensée et sa cause dernière, Dieu comme Chose Pensante; de même,
si haut qu’on veuille remonter dans la chaîne des causes, la cause d’un
corps sera toujours un corps et sa cause dernière, Dieu comme Chose Etendue.
En ce sens, il n’y aura aucune commune mesure entre la volonté et le mouvement,
la force de l’âme et celle du corps. En revanche, l’acte par lequel la Pensée
est cause efficiente de soi et de ses modes est identique à l’acte par lequel
l’Etendue est cause efficiente de soi et de ses modes. En conséquence, un
mode singulier de la Pensée et son mode corrélatif dans l’Etendue sont
deux essences singulières infiniment différentes, mais une seule et
même chose, puisqu’ils sont un seul et même acte, une seule et même
cause dans la série unique des causes singulières. Par là est
fondée l’union de l’âme et du corps, détruite la conception obscure
et confuse de la permixtio cartésienne au profit d’une idée
claire et distincte de la nature humaine, et restauré dans sa plénitude
l’empire de la raison. [238]
Mais ce résultat n’est atteint que par l’intelligibilité
de l’union en Dieu d’attributs incompatibles par leur essence. Ainsi, l’union
substantielle des attributs en Dieu, le parallélisme, l’union de l’âme
et du corps, s’impliquent de telle sorte que l’erreur à propos de l’un entraîne
immédiatement l’erreur à propos des deux autres.
Etant maintenant acquis que les divers attributs peuvent constituer
un être unique par l’unicité de leur puissance, ne devrait-on pas en
conclure que h substance divine est essentiellement puissance? Non pas,
car la puissance s’explique par l’essence et n’en est que le propre 39.
C’est parce que les attributs consument un seul et même être que leur
puissance est unique, et si, par l’unicité de leur puissance, nous comprenons
comment il est possible qu’ils ne soient qu’un être malgré la
diversité de leurs essences propres, la raison qui fonde leur union
en une seule substance, c’est seulement la perfection infiniment infinie constitutive
de l’essence de Dieu. [239]
17 bis.
Cf.
Court Traité, I, chap. II, Ap., I, § 17, et note 4, p. 55.
18 Cf.
supra, chap. IV, §
VII, p. 151.
19
II-e Rép., VII, p. 137;
Entretien avec Burman, V, p. 154;
111e Méd., VII, p. 46,
1. 18-28, p. 50, 1. 16-24, p. 52, 1. 4 sqq.;
Lettre à Regius,
24 mai 1640, III, p. 64;
I-res Rép., VII, p. 114, 1. 1
sqq.
20
II-es Rép, A.T., p. 137,
1. 19 sqq.
21
Notae in Programma quoddam,
VIII, 2, pp. 349-350;
à Regius,
déc. 1641, III,
p. 460;
V-e Rép., VII, pp. 388-389. – Comme l’observe Descartes,
dans le texte des
Notae in Programma, ci-dessus indiqué, les
diversa,
contrairement à ce que pense Regius, sont infiniment plus que les
opposita
(cf. aussi
supra, la note 17 de la page 229). Il dit pourtant (
Synopsis,
VII, p. 13, 1. 14) que l’âme et le corps sont, non seulement des
diversa,
mais des choses
quodam modo contraria, en tant que l’une est indivisible
et l’autre divisible. Mais il faut souligner la restriction exprimée par
quodam modo. Il ne s’agit pas là, en effet, d’une contrariété
entre les substances, mais entre leurs qualités respectives: indivisible
– divisible, qui sont des opposés à l’intérieur d’un pseudo-genre:
celui du divisible (chez Aristote, par exemple, la puissance est divisible à
l’infini, l’acte ne l’est plus). Dans la
VI-e Méditation, Descartes
ajoute que l’indivisibilité est ce par quoi l’âme est
a corpore
omnino diversa (VII, p. 86, 1. 13-15), ce par quoi il faut comprendre, non
que l’indivisibilité et la divisibilité fondent la diversité de
leurs essences, car ce sont seulement des
propria quarto modo de leurs
essences (cf.
infra,
Appendice n° 10, § XI, p. 546,
note 66); mais que, résultant de ce qui en fonde la diversité, elles
manifestent de façon particulièrement évidente leur incommensurabilité.
22 «Quant aux attributs qui constituent
la nature des choses, on ne peut dire de ceux qui sont divers et tels que le
concept de l’un n’est pas contenu dans celui de l’autre qu’ils conviennent en
un seul et même sujet; ce serait comme si l’on disait qu’un seul et même
sujet a des natures diverses, ce qui implique contradiction»,
Notae in
Programma, VIII, 2, pp. 349-350.
23 «Les notions ou idées naturelles
qui sont en nous [relativement aux perfections de Dieu], pour claires qu’elles
soient, ne sont que grossières et confuses sur un si haut sujet»,
A
Newcastle, A.T., V. p. 137.
24
Discours, IV-e partie, A.T.,
VI, p. 35, 1. 22-29.
25 Argument traditionnel: «Omne
compositum est posterius suis componentibus et dependens ex eis; Deus autem est
primum ens», saint Thomas,
Sum. Theol., Ia, qu. 3, art. 7.
26 Principia, I,
Prop.17,
Ap., I, p. 353,
Cogitata Met., II, chap. 5, Ap., I, pp. 468-469.
– Cf. argumentation analogue dans Heereboord,
Meletemata (éd. 1654),
Disp. II, th. I, § 4, p. 12.
27
Lettre XXXVI, Ap., III, p. 251.
28 L’expression
Ens simplicissimum,
employée dans les
Principia phil. Cart, I,
Prop.17 et Coroll.
(Ap., I, p. 353) et dans les
Cogitata Metaphysica, I, chap. V (Ap.,1,
pp. 468-469), désignait un Dieu qui, n’étant pas composé
de pâmes, ne saurait, de ce fait, être composé d’un assemblage
et d’une union de substances (
ex [
substantiarum]
coalitione
et unione, Geb., II, p. 258, 1. 17-18) réellement distinctes les
unes des autres, existant chacune par soi, un Dieu dont, en conséquence,
les attributs n’ont entre eux qu’une distinction de raison. L’expression
Ens
simplicissimum est abandonnée dans le
Court Traité, où
il n’est question que d’un Dieu un et unique (I, chap. II, § 17), non plus
être
très simple, mais seulement
simple (
eenvondig,
Geb., I, p. 24, 1. 15) en tant qu’il ne peut, pas plus que la substance
étendue, qui est l’un de ses constituants, se diviser en parties ou se composer
de parties (
ibid, § 18). Mais sa simplicité n’exclut nullement
qu’il soit formé d’une union de substances attributives, réellement
distinctes, existant par soi (
Ibid.,§ 12, p. 53). De même,
dans la
Lettre XXXV, à Hudde, du 10 avril 1666, le simple est défini
seulement comme étant le fait de n’être pas composé de parties.
«Id simplex, non vero ex partibus compositum esse» (Ap., III, p. 247,
Geb., IV, p. 181, 1. 24-27). L’
Ens simplicissimum, qui exclut de
lui toute distinction réelle entre ses attributs, est, en opposition avec
le Dieu spinoziste du
Court Traité et de l’
Ethique, la caractéristique
du Dieu cartésien (
III-e Méd., A.T., VII, p. 50, 1. 16-17;
II-es Rép., A.T., VII, p. 137, 1. 15-17) Par cette simplicité
absolue. Dieu, pour Descartes (comme pour Malebranche), dépasse les capacités
de notre entendement (
Entretien avec Burman,
A.T., V, pp.
154, 165,
II-es Rép; A.T., VII, p. 137).
29 Cf.
supra, chap. IV, §
XXI, pp. 169-170.
30 Descartes,
VI-es Rép.,
A.T., VII, pp. 423-424.
31 «
Quamvis duo attributs realiter
distincte concipiantur, ... non possumus tamen inde concludere ipsa duo entia,
sive duas diversas substantias, constituere»,
Scolie de la
Proposition
10, Ap., p. 38, Geb., II, p. 52, 1. 2-5.
32
Ethique, V,
Préface,
Ap., pp. 589-590, Geb., II, pp. 279-280.
33 V. Delbos,
La doctrine spinoziste
des attributs de Dieu, Année phil., 1912, p. 17.
34
Court Traité, II, chap.
XX, § 4: non seulement le corps et l’âme «n’ont rien de commun»
(Ap., I, p. 168), mais l’âme est un «mode
infiniment différent
du corps» (Ap., I, p. 169, note 3). – Cf.
Ibid., chap. Ier,
p. 45, note 2: «Il y a une grande différence entre l’idée
et son objet»;
De int. emend., Ap., I, § 27, p. 237, Geb.,
II, p. 14, 1. 12-17;
Ethique, V,
Préface: «II n’y
a aucune commune mesure entre la volonté et le mouvement; il n’y a aucune
comparaison entre la puissance – ou les forces – de l’âme et celle du corps»,
Geb., II, p. 280, 1. 13-15.
35 Plus précisément
acte
causal identique.
36 Cf.
supra, chap. IV, §
XVI, pp. 162-163, chap. V, § VII, pp. 183 sqq. – Lewis Robinson
a été le premier, et jusqu’à présent le seul, à concevoir
l’unité des attributs en Dieu par l’identité de leur acte causal et
à maintenir en Dieu l’irréductibilité de leurs essences incommensurables
(cf.
Kommentar, pp. 246 sqq., 275 sqq.). Cette interprétation
est entièrement confirmée par notre analyse.
37 Cf.
Ethique, I,
Scolie
de la
Prop.10.
38 C’est pourquoi Dieu n’est pas un
être absolument simple où les attributs cesseraient de se distinguer.
Leur distinction n’y est pas simplement virtuelle, et actuelle seulement dans
leurs effets, – comme le professent les thomistes, – ni simplement formelle (par
leurs définitions), – comme le veulent les scotistes, – car ils y demeurent
des
réalités diverses, incommensurables, ne s’intégrant
dans un être, indivisible et non pas simple, que par l’identité de
l’acte causal par lequel ils se donnent l’existence et produisent leurs modes.
39 Cf.
infra, chap. XIV, §
IV, pp. 178 sqq.