François Flahault
A propos de Spinoza et de la sagesse
Je ne suis pas un spécialiste de Spinoza ; l’exposé
qui suit ne prétend donc pas éclairer sa pensée. Il s’agit plutôt
des réactions naïves d’un lecteur du Traité de l’amendement
de l’intellect et de l’Éthique. Dans le Traité, Spinoza
présente le but qu’il se propose d’atteindre et dans l’Éthique,
il expose les conclusions auxquelles il est parvenu. Spinoza a manifestement
en tête l’idéal du sage. Pour beaucoup de ceux qui, aujourd’hui, s’intéressent
à la philosophie, il fait lui-même figure de sage, voire même
de saint laïque. Mes réactions tournent autour de cette notion de sagesse.
Ce qu’écrit Spinoza sur son propre cheminement et ses résultats me
donne l’occasion de m’interroger sur moi-même. Mieux qu’une occasion :
des points d’appui pour réfléchir sur ma propre orientation. N’étant
pas toujours sûr de bien comprendre sa pensée, je rencontre des incertitudes,
mais mon but, encore une fois, n’est pas de proposer un commentaire savant de
ses textes. Il s’agit simplement de me demander aussi sincèrement que possible
dans quelle mesure j’adhère au modèle d’homme qu’il propose, et quelles
sont les raisons qui font que j’y adhère ou que je n’y adhère pas.
« Après que l’Expérience m’eût enseigné
que tout ce qui se présente fréquemment dans la vie ordinaire est vain
et futile ». Telles sont les premières lignes du Traité.
Cette affirmation fait évidemment penser à l’Écclésiaste :
« Vanitas vanitatum et omnia vanitas ». Du moins à la lecture
de l’Écclésiaste qui s’est imposée avec le monothéisme
et la croyance en l’immortalité, car lorsqu’on lit de près ce texte
de la Bible, on constate qu’il ne dit pas que les biens éphémères
sont vains, mais qu’il faut au contraire s’en contenter et les apprécier,
les biens éternels étant hors de portée de la condition humaine.
En réalité, Spinoza ne rejoint pas la lecture chrétienne
de l’Écclésiaste. Un peu plus loin dans le Traité,
il dit en effet que les biens les plus prisés par le commun des mortels,
argent, honneur et plaisirs sexuels ne sont pas nuisibles si on les recherche,
non comme des fins en soi, mais seulement comme des moyens ; et même
que, dans ce cas, ils contribueront beaucoup à la fin pour laquelle ils
sont recherchés, fin qui, bien sûr, sera un « vrai bien »,
digne d’être recherché pour lui-même. Spinoza s’explique dans
le livre IV de l’Éthique (scolie du corollaire 2 de la proposition
45). La joie étant désirable en elle-même, « ce n’est certes
qu’une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir ».
« C’est d’un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer
ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises
avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes
verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles,
etc., dont chacun peut user sans faire tort à autrui. Le corps humain, en
effet, est composé d’un très grand nombre de parties de nature différentes,
qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et variée, afin
que le corps dans sa totalité soit également apte à tout ce qui
peut suivre de sa nature, et par conséquent que l’esprit soit également
apte à comprendre plusieurs choses à la fois. C’est pourquoi cette
ordonnance de la vie est parfaitement d’accord et avec nos principes et avec
la pratique commune. »
Loin de réprouver l’usage des plaisirs que font les gens ordinaires,
Spinoza déclare que ses principes rejoignent la pratique commune. Dans le
Traité, il précise également que, si le but qu’il poursuit
diffère de celui que recherchent les gens ordinaires, ce n’est pas une raison
pour se démarquer d’eux, qu’il est préférable de se mettre à
leur portée autant que faire se peut, que l’on peut jouir des « délices »
ainsi que de l’argent autant qu’il suffit pour vivre en bonne santé, et
qu’il est bon de se conformer aux mœurs de la cité qui ne sont pas
contraires au but poursuivi.
Spinoza, en somme, prend clairement ses distances avec l’idéal
religieux du saint, ce qui n’est pas étonnant de la part d’un philosophe.
Mais il ne rejoint pas pour autant la méditation « païenne »
de l’Écclésiaste. Celle-ci invite à goûter les plaisirs
et les joies accessibles en ce monde en ayant présent à l’esprit leur
caractère passagers. Si l’avidité du riche y est condamnée, c’est
parce que le désir d’accumuler des richesses est un désir de satiété
incompatible avec la condition humaine, un refus de son caractère fluide
et éphémère. C’est en cela que ce désir est folie, car en
elle-même, la prospérité n’est pas mauvaise, elle est au contraire
un don de Dieu et il est sage d’en jouir. La référence à Dieu,
dans l’Ecclésiaste, n’implique à aucun moment qu’il existe un
bien qui comblerait le désir, un bien qui serait radicalement supérieur
aux biens relatifs et passagers et qui devrait donc être recherché
de préférence à ceux-ci.
Spinoza, au contraire, identifie dès la première page
du Traité « un bien vrai » à un bien qui apporte « la
félicité suprême ». Plus loin, il oppose « l’amour pour
les choses qui peuvent périr » - celles que les hommes recherchent
ordinairement - à « l’amour envers une chose éternelle et infinie »
qui « repaît l’âme de la seule joie » et qui est donc suprêmement
désirable. Spinoza postule, premièrement, qu’une telle chose existe,
et deuxièmement, que la perfection à laquelle doit viser l’être
humain, autrement dit l’idéal du sage, consiste dans la possession d’une
telle chose. En se fixant un tel but, Spinoza rompt donc avec le commun des mortels.
Certes, contrairement à Descartes, il pense qu’il n’est pas possible de
dominer parfaitement ses sentiments et en ce sens il en rabat sur l’idéal
héroïque du sage (Éthique, III, préface). Mais cela
ne l’empêche pas d’opposer le sage à la masse des ignorants, un couple
de termes qui revient souvent sous sa plume.
On aurait pu croire que le fait de rechercher les biens ordinaires
à titre de moyen et non de fin en soi conduirait Spinoza à reconnaître
qu’un certain nombre de gens autour de lui en usent ainsi et qu’en cela ils font
donc preuve de sagesse. D’autant plus que les gens qui ne recherchent qu’avec
modération l’argent, le plaisir sexuel et les honneurs ou la gloire (on
dirait aujourd’hui la reconnaissance) se conduisent généralement ainsi
parce que ce qu’ils désirent au-delà de ces biens est de jouir
de bonnes relations avec les autres. Or, le fait de jouir de bonnes relations
avec les autres importe à Spinoza. Il précise d’emblée que le
bien suprême qu’il vise est un bien qui se partage et qu’il s’agit d’en
jouir avec d’autres individus si faire se peut. Dans l’Éthique (IV,
chap. 13), il blâme ceux qui, incapables de faire face aux difficultés
inhérentes aux relations humaines et « animés d’un faux zèle
de religion » vivent en ermites. Celui qui vit conformément à
la Raison, c’est-à-dire selon sa nature d’homme, se lie d’amitié avec
ceux qui vivent comme lui car de tels liens contribuent à la réalisation
de son être.
Toutefois, lorsqu’il considère les gens qui vivent ordinairement,
Spinoza ne distingue pas entre, d’une part, ceux qui recherchent argent, sexe
et gloire pour eux-mêmes et, d’autre part, ceux qui apprécient avant
tout les bonnes relations avec les autres et se montrent capables d’entretenir
des liens d’amitié. Il est possible qu’il ait noté que de telles personnes
existent, mais le fait est qu’il n’en parle pas ; peut-être ne les
considère-t-il pas comme des gens qui vont vers une véritable réalisation
d’eux-mêmes. Ou peut-être pense-t-il – mais ce n’est qu’une hypothèse
– que si quelqu’un, en pratique, vit sagement, mais sans pour autant être
guidé par une véritable connaissance de sa nature propre, il demeure
du côté des « ignorants ».
Ce qu’il affirme clairement, en tous cas, c’est que rien n’est
plus « utile » à l’homme que l’homme qui vit sous la conduite
de la Raison. Il est difficile de ne pas entendre dans ce terme d’ « utile »
une restriction : une relation qui est « utile » n’est pas une
relation qui est désirable en elle-même et pour elle-même. Cette
restriction s’explique, me semble-t-il, par le fait que Spinoza place au-dessus
de tout la jouissance d’un bien éternel et infini (le vrai bien, écrit-il
dans le Traité, est « bien sûr la connaissance de l’union
que l’esprit a avec la Nature toute entière »). Or il est évident
que les relations avec les autres, même lorsqu’elles sont aussi harmonieuses
et affectueuses que possible, ne sont ni éternelles ni infinies.
J’avoue que je suis gêné par ce qualificatif d’ « utile »
appliqué aux relations humaines. Je m’en expliquerai plus loin en faisant
appel à un texte d’Aristote sur les relations d’amitié et d’affection.
Et je suis gêné aussi par l’idée que le vrai bien doit être
infini et éternel. Il me paraît tout à fait naturel que les êtres
humains désirent un bien qui les comble (cela fait partie de la nature du
désir). Mais je ne pense pas qu’un tel bien existe. Et en admettant même
qu’il existe, je ne suis pas sûr qu’il serait sage de le désirer. En
effet, on peut bien partager avec d’autres l’idée d’un bien éternel
et infini. Mais pourrait-on partager ce bien lui-même ? Un tel bien,
dès lors qu’on en jouirait, procurerait une réalisation infinie de
soi. Or, les relations de coexistence pacifique et a fortiori d’amitié
impliquent une limitation de chacun de ceux qui en jouissent. De cela, Spinoza
est tout à fait conscient, mais il semble penser – et en cela il demeure
sans doute dans la tradition platonicienne – qu’une chose infinie, dès lors
que c’est par l’esprit qu’elle est appréhendée, se trouve par là-même
compatible avec la coexistence tout en étant une réalité dont
on jouit et pas seulement l’idée d’une réalité.
Spinoza a bien vu – c’est l’une de ses propositions les plus fameuses
- que nous ne désirons pas quelque chose parce que c’est un bien, mais que
nous considérons cette chose comme un bien parce que nous la désirons
(Éthique, III, 9, scolie). Cette proposition est d’autant plus remarquable
qu’elle va à l’encontre d’un argument sans cesse repris par l’apologétique
chrétienne et que Descartes utilise à sa manière, argument selon
lequel le fait même que nous ayons en nous un désir d’infini ne peut
avoir pour cause que l’existence de cet infini. On pourrait donc s’attendre à
ce que Spinoza, après s’être découvert insatisfait par les biens
ordinaires et s’être mis en quête d’un bien plus consistant, fasse
retour sur son désir et se dise que son désir d’un bien infini ne prouve
pas que ce bien existe ni qu’il soit sage de le désirer.
Ouvrir une telle investigation l’aurait évidemment conduit
à s’interroger sur la cause de son désir. Cette interrogation, il l’a
lui-même amorcée, non pas à propos de son propre désir (en
tous cas pas explicitement), mais à propos du désir humain en général
en pointant le fait que « les hommes ignorent communément les causes
de leurs appétits ». C’est d’ailleurs à partir de ce constat d’une
opacité du désir que Bernard Pautrat, dans sa présentation du
Traité, se demande « de quel appétit ou désir singulier »
le but que se propose Spinoza est « l’expression et l’écran » 1.
Le terme d’ « écran » donne à penser que la fin que se propose
explicitement Spinoza ne correspond peut-être pas ou pas tout à fait
à ce qui, en réalité, anime son désir. Il semble toutefois
que Bernard Pautrat écarte ensuite cette possibilité car il déclare
à la page suivante que le désir de philosophie de Spinoza « se
confond entièrement avec son désir de bonheur ».
Pour ma part, je n’en suis pas convaincu. Je ne dis pas cela pour
faire peser un soupçon sur l’entreprise de Spinoza car il s’agit avant tout
d’un soupçon que j’ai à mon propre sujet. En effet, lorsque je m’interroge
sur mon désir de philosophie, il me semble qu’il recouvre en partie mon
désir d’être heureux, mais qu’il répond aussi à d’autres
motivations, même s’il m’est difficile de formuler celles-ci clairement.
Cette interrogation ne disqualifie pas à mes yeux mon désir de philosophie,
elle fait partie du travail sur soi qui, me semble-t-il, doit accompagner la
curiosité philosophique ou, si l’on veut, l’intérêt pour ce qu’est
la condition humaine.
Ce n’est pas l’idée que la recherche de la sagesse se confond
avec une recherche de bonheur ou de joie qui me paraît discutable. C’est
l’idée que le désir de philosophie puisse jamais se confondre avec
un désir de bonheur. Cette idée me paraît discutable parce que
le bonheur et la sagesse impliquent que l’on parvienne à s’épanouir
dans l’incomplétude, alors que la philosophie ne peut s’empêcher de
poursuivre la complétude. Il entre dans le désir de philosophie un
désir de jouir de la complétude dans et par la pensée. La sagesse
voudrait qu’au lieu d’être animé par ce fantasme à son insu, on
le reconnaisse afin de s’en déprendre autant que faire se peut.
Ici, il peut être profitable de revenir aux premières
pages du Traité et à la crise personnelle dont Spinoza témoigne.
« Je me voyais, écrit-il, ballotté en un péril suprême,
et contraint de chercher de toutes mes forces un remède, fût-il incertain,
tout comme un malade souffrant d’une maladie mortelle. » Il nous est impossible,
à nous qui le lisons, de connaître les ressorts existentiels de ce
mal. Nous pouvons tout au plus constater que Spinoza recourt au topos,
familier au platonisme et au christianisme, d’une maladie de l’âme liée
à la condition humaine et de l’aspiration à un souverain bien qui remédie
à ce mal. Et la notion de conversion, introduite par Platon, vient à
l’esprit, même si Spinoza n’emploie pas le mot.
Mais l’insatisfaction éprouvée par le jeune Spinoza s’explique
certainement aussi par les capacités intellectuelles qu’il sentait en lui
et par le fait que celles-ci, étant donné leur orientation spontanée,
n’auraient pu trouver leur épanouissement dans les activités commerciales
qui s’offraient à lui. Disons, pour employer un langage spinoziste, que
c’est certainement dans les recherches philosophiques que Spinoza était
le plus en mesure d’agir et non de subir, que c’est cette activité qui offrait
à sa « force d’exister » les meilleures possibilités de se
déployer. Il était donc naturel que son désir d’exister se confonde
avec son désir de philosophie. Il n’est pas étonnant non plus
que ce désir de philosophie lui soit apparu comme désir d’un vrai bien,
car c’est effectivement ce que la philosophie fut pour lui. De plus, étant
donné que l’exercice de la pensée se perçoit lui-même, sans
doute à juste titre, comme étant sans limite, on peut comprendre que
son désir de philosophie lui soit apparu comme le désir d’un bien infini.
Enfin, on peut comprendre aussi que ce bien puisse être partagé avec
d’autres. En effet, la philosophie étant l’une des composantes de la culture
occidentale, Spinoza était fondé à penser qu’il pourrait partager
ses pensées avec au moins quelques uns de ses contemporains.
Si l’on envisage sous cet angle la voie qui a permis à Spinoza
de se réaliser et, espérons-le, de trouver son bonheur, il apparaît
aussitôt que d’autres voies, très différentes de celle dans laquelle
s’est engagé Spinoza, n’en sont pas moins les meilleures voies possibles
pour d’autres personnes. Prenons l’exemple d’une personne qui est passionnée
par le jardinage. Il est tout à fait possible que cette activité constitue
pour elle un vrai bien au sens où son désir d’exister s’y réalise
au mieux. Le jardinage peut même lui apparaître comme un bien éternel
et infini, ceci dans la mesure où l’existence des plantes a commencé
avant elle, se poursuivra après elle et constitue un monde dont la variété,
bien qu’elle ne soit pas à strictement parler infinie, est illimitée
au regard des capacités de l’esprit humain. Et de même que l’activité
philosophique est un bien qui peut être partagé avec d’autres (et même
qui demande à l’être), le jardinage ou au moins l’agrément du
jardin qui résulte de cette activité ne demande qu’à être
partagé avec d’autres personnes.
Ce parallèle entre l’activité philosophique et le jardinage
me conduit à plusieurs remarques.
Première remarque. Ce parallèle est inadéquat sur
au moins un point. La philosophie, en effet, n’est pas seulement, comme le jardinage,
une activité dans laquelle se réaliser. C’est aussi une activité
qui est censée répondre aux préoccupations humaines quant à
la conduite de la vie en produisant des connaissances dont chacun pourra faire
son profit. On peut bien imaginer qu’un philosophe prenne plaisir à se trouver
dans le jardin d’un ami et même qu’il parle jardinage avec lui. On peut
également imaginer que l’amateur de jardinage prenne plaisir à discuter
philosophie. Mais le profit que chacun en retirera n’est pas du même ordre
- du moins en principe. Le jardinage, en effet, n’apporte aucune connaissance
générale quant à la conduite de la vie et la recherche de la sagesse
en général. Il donne seulement l’exemple d’une activité qui contribue
pour une part au bonheur de la personne qui s’y adonne.
Deuxième remarque. Le bien dont jouit la personne qui aime
jardiner tient, certes, au fait que celle-ci se trouve ainsi reliée à
un monde quasi illimité. Mais il ne tient pas seulement à cela. Le
bien dont jouit cette personne tient également au fait qu’en jardinant elle
se trouve en contact avec certaines plantes, à un certain moment et à
un certain endroit. Autrement dit, elle est aux prises avec des réalités
singulières et limitées, même si ces réalités s’inscrivent
dans un ensemble de représentations très vaste qui se réfère
lui-même à des réalités quasi illimitées. Il n’est pas
possible de savoir si Spinoza a atteint le bonheur auquel il aspirait. En revanche,
on ne risque guère de se tromper en disant que l’activité philosophique
lui a apporté une grande satisfaction. Celle-ci tenait sans doute, comme
il le dit, à « la connaissance de l’union que l’esprit a avec la Nature »,
donc à cet horizon global ou total dans lequel sa pensée lui permettait
de s’inscrire. Mais ne tenait-elle pas aussi au fait que sa pensée - en
cela comparable à l’activité du jardinier - était en même
temps en prise sur des traits particuliers que la réalité (en particulier
les êtres humains) offrait à son observation, comme en témoignent
maints passages de l’Éthique ? Si j’avance cette hypothèse, c’est
que je crois que l’effort de pensée ne peut pas être source de joie
(autrement dit ne peut pas coïncider avec un exercice adéquat du conatus)
s’il n’est pas animé par la curiosité. Or, le propre de la curiosité
est qu’elle ne se contente pas de considérations générales :
même lorsqu’elle se porte vers des questions générales, elle en
perçoit l’enjeu à travers des réalités singulières.
Développer la capacité de s’intéresser à des réalités
singulières pour elles-mêmes, quitte à les rattacher ensuite à
des réalités plus générales est très stimulant et constitue
une source de satisfaction toujours renouvelée.
Troisième remarque. Spinoza place au premier plan la recherche
d’un bien éternel et infini et y adjoint, en quelque sorte, le fait d’en
jouir avec d’autres. Il y a là, je l’ai dit plus haut, quelque chose qui
m’intrigue car je ne vois pas comment on pourrait jouir réellement d’un
bien infini tout en continuant de faire place aux autres et d’avoir une place
parmi eux. Lorsque j’ai comparé l’activité philosophique à celle
du jardinage, cette dernière activité est apparue tout à fait
compatible avec le fait d’en partager le plaisir avec d’autres, précisément
parce que le jardinier n’est pas réellement en contact avec l’infini, mais
toujours avec des réalités singulières et délimitées.
On peut d’ailleurs se demander si l’on éprouverait du plaisir à jardiner
(ou à philosopher) si on ne se sentait pas relié par l’intermédiaire
de cette activité à la communauté humaine en général
et à quelques personnes proches en particulier.
Le jardinage, la philosophie ne sont que deux exemples parmi mille
autres activités professionnelles ou de loisir qui sont possibles dans une
société et une culture données. Ces activités relient ceux
qui les pratiquent à des choses et à des personnes, les deux à
la fois. Et c’est ainsi qu’elles soutiennent le sentiment d’exister ou, au contraire,
le réduisent. Il me semble que la réalisation de soi répondant
au mieux au désir d’exister résulte à la fois de la symbiose qui
s’établit entre nous et différents objets ayant une existence culturelle,
et des relations avec les autres qui sont médiatisées par de tels objets
ou activités. Le bien vécu qui résulte de l’ensemble dépend
de la qualité des relations humaines que nous vivons, du fait que nous aimons
plus ou moins l’activité que nous exerçons, que cette activité
nous rattache à un monde plus ou moins vaste, et que l’ensemble nous procure
un sentiment d’exister plus ou moins inconditionnel.
À propos du rôle que jouent les relations avec les autres
dans notre sentiment d’exister, j’ai été frappé par ce qu’en dit
Aristote dans les passages de l’Éthique à Nicomaque où
il définit ce qu’il entend par aïsthèsis oti estin, « la
sensation que l’on existe » (VIII, 5 et IX, 9) 2.
« Celui qui voit sent qu’il voit, écrit-il ; celui qui entend
sent qu’il entend, celui qui marche sent qu’il marche, et il en va de même
dans tous les autres cas : il y a en nous un quelque chose qui sent que
nous déployons notre force ; aussi pouvons-nous sentir que nous sentons
et même penser que nous pensons ; or, du fait que nous sentons ou pensons,
nous existons. » Ainsi, pour que nous sentions que nous existons, il faut,
d’une part que nous sentions quelque chose qui vient de notre environnement (les
choses vues ou entendues, le mouvement des jambes et le sol sur lequel nous marchons,
etc.) et d’autre part que nous jouissions à cette occasion d’un déploiement
de notre être, ou pour le dire autrement, d’un passage de la puissance à
l’acte. Aristote fait ensuite intervenir un troisième terme : c’est
aussi dans nos relations avec nos proches, lorsque ces relations sont empreintes
de filia, c’est-à-dire d’amitié et d’affection, dit-il, que
nous actualisons ce que nous sommes en puissance. De sorte que « aimer son
ami, c’est encore aimer son propre bien à soi ». Et « participer
au sentiment qu’a notre ami de sa propre existence », autrement dit partager
avec lui pensées et choses vécues, contribue à notre sentiment
d’exister et est donc désirable en soi. En cela consiste, ajoute Aristote,
le suzein, le vivre-ensemble propre aux humains.
Il y a fort à parier que Spinoza se sentait en affinité
avec ces réflexions d’Aristote. D’abord, sur la relation entre exister et
être affecté (là-dessus, je renvoie au livre de Lorenzo Vinciguerra,
Spinoza et le signe, Vrin, 2005). Ensuite sur le passage de la puissance
à l’acte (dans l’Éthique, livre IV, proposition 21, Spinoza
dit que désirer être heureux, c’est désirer exister en acte).
Enfin, sur le rapport aux autres, comme en témoignent plusieurs passages
du livre IV de l’Éthique dans lesquels Spinoza dit que, si nous vivons
selon notre nature d’homme, nous nous accordons avec ceux qui vivent de même ;
nos relations sont source de plus-être pour eux et pour nous ; nous
nous aimons et nous faisons mutuellement du bien.
Cependant, au-delà de ces affinités entre la pensée
d’Aristote et celle de Spinoza quant au rôle que jouent les relations avec
les autres dans la réalisation de soi, il subsiste, me semble-t-il, une
différence. Pour Aristote, le fait de partager avec quelqu’un d’autre ce
que l’on éprouve, ce que l’on vit ou ce que l’on pense est une fin en soi.
Car le fait de vivre selon la raison au sens de vivre conformément à
sa nature d’homme se confond avec le suzein, le vivre-ensemble. Chez Spinoza,
la fin en soi est « la connaissance de l’union que l’esprit a avec la Nature
tout entière ». Cette union éprouvée dans un sentiment de
joie et en même temps comprise actualise la puissance propre de l’esprit
qui est l’intelligence (Éthique, préface au livre V). Les relations
avec les autres sont un bien dans la mesure où elles contribuent à
cette joie ; c’est sans doute pourquoi Spinoza les qualifie d’ « utiles ».
Chez Aristote, les relations empreintes de filia ne viennent pas seulement
accroître une réalisation de soi à laquelle on serait parvenu
par soi-même: elles sont constitutives de la réalisation de soi. C’est
pourquoi il distingue clairement entre les relations utiles, qui sont liées
à la complémentarité des fonctions dans la cité, et les relations
caractérisées par la filia, qui sont un bien en elles-mêmes.
Je crois aller dans le sens d’Aristote en disant qu’il n’y a pas de séparation
nette entre être soi et être à plusieurs, entre exister et coexister.
Il faudrait, pour bien faire, tenir compte d’autres passages, notamment
ceux qu’Aristote consacre à la contemplation. Mais j’arrête ici la
comparaison entre Aristote et Spinoza, deux philosophes qui se sont efforcés
d’échapper au dualisme.
Il est temps de conclure. J’ai défini la sagesse comme la
meilleure manière de se réaliser. J’ai essayé de montrer que la
réalisation de soi passe à la fois par des relations avec les autres
et avec des choses (objets concrets aussi bien qu’objets de pensée). La
réalisation de soi étant liée à la configuration de choses
et de personnes dont nous faisons partie. Par conséquent, je ne crois pas
qu’il existe un mode de vie qui serait le mode de vie du sage, et qui serait
donc supérieur à tous les autres modes de vie. Comme le dit Sartre
dans L’être et le néant : « Le désir d’être
se réalise toujours comme désir de manière d’être ».
Je ne crois pas qu’il existe un mode de vie qui procurerait un plein être
et qui transcenderait les manières d’être particulières. C’est
l’ambition du saint, parce qu’il place la réalisation de son être dans
un objet qui transcende tout ce qui existe en ce bas monde, mais cela ne devrait
pas être l’ambition de celui qui cherche à vivre de la manière
la plus sage.
En somme l’idée selon laquelle seule la philosophie conduit
à la sagesse est un préjugé. L’une des sources de ce préjugé
tient au désir de se sentir supérieur aux autres. Un désir auquel
n’importe quel être humain est exposé, mais auquel les intellectuels
risquent peut-être plus que d’autres de céder. Ils y sont encouragés
par la longue tradition qui place le clerc au-dessus d’une masse de gens réputés
ignorants. En tant que successeurs laïcs de la classe qui a détenu
durant des siècles le pouvoir spirituel, les intellectuels trouvent dans
Spinoza le modèle rêvé du sage successeur du saint.
Le préjugé qui consiste à croire que la philosophie
est la recherche de la sagesse et que ceux qui ne philosophent pas en restent
inévitablement à un niveau inférieur est largement partagé.
Même Michel Onfray, qui se présente pourtant comme un rebelle par rapport
à la tradition philosophique, n’hésite pas, lorsqu’il s’agit de distinguer
entre sainteté et sagesse, à identifier celle-ci à la philosophie,
reprenant ainsi le lieu commun pluriséculaire qui fait de la philosophie
la rivale de la religion.
Un tel préjugé entraîne un relatif aveuglement sur
les autres et sur soi-même. D’abord, en effet, certaines personnes qui exercent
des professions qui n’ayant rien à voir avec la philosophie mais qui ont
l’esprit curieux et qui ont acquis une riche expérience en comprennent autant
que nous, philosophes, sur les affaires humaines, et parfois davantage. Ensuite,
le souci de s’orienter de manière adéquate dans la conduite de la vie
et l’effort pour se connaître soi-même ne sont évidemment pas
l’apanage des philosophes. Enfin, comme je l’ai déjà souligné,
il n’existe pas un mode de vie spécifique qui serait le mode de vie du sage.
Les gènes de l’être humain ne lui transmettent pas une manière
d’exister qui serait la seule adéquate à sa nature. Les manières
d’exister sont produites et transmises par la vie sociale et la culture, elles
sont donc éminemment variées et variables. Il y a différentes
mauvaises manières d’exister et il y a différentes bonnes manières
d’exister. Vivre en faisant de la philosophie n’est que l’une des bonnes manières
d’exister. Toutefois, à partir du moment où l’on veut croire que c’est
la seule ou la meilleure, cela devient du même coup une manière d’exister
moins favorable à l’acquisition de la sagesse.
Ces réflexions suscitées par la lecture de Spinoza sont,
bien sûr, très incomplètes. Je ne ferai que mentionner, pour finir,
l’un des points que je n’ai pas abordé et qui a pourtant des implications
directes quant à la sagesse.
A la question « Qu’est-ce qui fait obstacle à la réalisation
de soi ? », Spinoza répond que ce sont les forces extérieures
auxquelles nous sommes exposés du fait que nous faisons partie de la nature ;
ces forces agissent sur nous et font que nous nous trompons sur notre véritable
nature. Pour Spinoza, autrement dit, le désir d’être n’implique aucunement
que l’être humain soit affecté par nature d’un manque d’être ;
c’est pourquoi il pense qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre le conatus
de l’homme et celui des autres animaux. Une telle position me semble incompatible
avec ce que nous apprend l’expérience – en particulier l’expérience
clinique. Ce n’est pas parce que le désir est une force qu’il ne résulte
pas en même temps aussi d’un manque d’être. Ce manque résulte
sans doute, comme Hegel le pensait, du développement qu’a pris la conscience
de soi chez les humains. Je crois qu’on ne peut pas comprendre le rôle que
jouent les cultures humaines et la vie sociale si on ne tient pas compte du fait
qu’elles s’efforcent de suppléer à ce manque d’être inhérent
à la condition humaine. Le conatus, en somme, n’est pas seulement
un effort pour persévérer dans son être, c’est un effort
pour exister. Et la force de vie qui nourrit cet effort n’est pas seulement naturelle
ou plus précisément biologique. Nous recevons aussi notre force de
vie de nos parents à travers le lien qui nous unit à eux (force à
laquelle peut se mêler un poison), et nous recevons aussi cette force de
la vie sociale à laquelle nous participons. Le conatus n’est donc
pas purement individuel dans sa source, il a des dimensions intergénérationnelles,
sociales et culturelles.
1 Traité de
l’amendement de l’intellect, traduit du latin par Bernard Pautrat, éditions
Allia, 1999, p. 9.
2 Je me suis déjà reporté
à ces pages d’Aristote dans
Le Sentiment d’exister, Descartes &
Cie, 2002, p. 519 et suivantes.