Vittorio Morfino
Leibniz ou Spinoza.
Une alternative contemporaine
Ce que je me propose dans ce texte est, d’une part, de situer
l’opposition non sur un plan métaphysique (unicité de la substance
contre pluralité des monades selon un modèle hégélien), mais
bien plutôt sur le plan du fini et de ses relations internes (monades contre
modi), et, d’autre part, d’arracher cette opposition à une problématique
strictement historiographique pour en évaluer la puissance en termes d’histoire
des effets, en la projetant sur un terrain qui en dernière instance est
de nature théorétique.
1. Intersubjectivité transcendentale
S’il y a un philosophe qui au XXe siècle a redonné toute
sa vigueur au projet leibnizien d’une monadologie, c’est sans nul doute Edmund
Husserl. C’est Husserl même que dans les Méditations cartésiennes
en abordant la question de l’intersubjectivité propose ouvertement sa propre
théorie comme une nouvelle monadologie.
Le problème fondamentale dans la perspective de la fondation
de l’intersubjectivité est comment le sens de alter ego qui se forme dans
mon ego peut avoir valeur d’être. Selon Husserl,
« l’apprésentation [Appräsentation] qui nous
donne ce qui, en autrui, nous est inaccessible en original, est liée à
une présentation originelle (de son corps, élément constitutif
de ma nature, donnée comme “m’appartenant” [seines Körpers al Stück
meiner eigenheitlich gegebenen Natur]). Mais, dans cette liaison [Verflechtung],
le corps de l’autre et l’autre moi qui en est maître sont donnés dans
l’unité d’une expérience essentiellement
transcendante » 1.
C’est donc par apprésentation que se constitue dans ma monade
une autre monade, que je ne peux toutefois jamais saisir originaliter,
et qui par là même possède le caractère de la transcendance.
Cette expérience de l’étranger fonde l’objectivité
du monde et la communauté des monades, c’est-à-dire leur temporalité
commune :
« dans sa structure compliquée, elle établit une
connexion semblable à cette liaison par l’entremise des re-présentations.
Elle établit une connexion entre l’expérience vivante et se déroulant
sans entraves ni interruption que l’ego concret a de lui-même, c’est-à-dire
sa sphère primordiale, et la sphère étrangère représentée
dans cette dernière. Elle établit cette liaison au moyen d’une synthèse
qui identifie l’organisme corporel de l’autre, donné d’une manière
primordiale, et le même organisme, mais apprésenté selon un autre
mode d’apparaître. De là elle s’étend à la synthèse
de la nature identique, donnée à la fois, d’une manière primordiale,
dans l’originalité de la sensibilité pure et dans l’apprésentation
vérifiée. Par là est définitivement et primitivement fondée
la coexistence de mon moi (et de mon ego concret, en général)
avec le moi de l’autre, de ma vie intentionnelle et de la sienne, de mes
réalités et des siennes ; bref, c’est la création
d’une forme temporelle commune [eine gemeinsame Zeitform] ;
et tout temps primordial [primordinale Zeitlichkeit] acquiert spontanément
la signification d’un mode particulier de l’apparition originale et subjective
du temps objectif. On aperçoit ici que la communauté temporelle [zeitliche
Gemeinschaft] des monades, mutuellement et réciproquement reliées
dans leur constitution même, est inséparable, car elle est liée
à la constitution d’un monde et d’un temps cosmiques
[Weltzeit] » 2.
La contemporanéité des monades, leur
être-dans-le-même-temps 3,
fonde l’unicité de la communauté monadique, l’unicité et l’objectivité
du monde, l’unicité de l’espace et l’unicité de la temporalité réelle.
Comme l’écrit Husserl lui-même :
« la constitution du monde objectif comporte essentiellement
une “harmonie” des monades, plus précisément une constitution
harmonieuse particulière dans chaque monade et, par conséquent,
une genèse se réalisant harmonieusement dans les monades
particulières » 4.
La constitution de l’intersubjectivité transcendentale requiert
donc nécessairement le concept de monade comme miroir synthétique d’un
monde ambiant et le concept de communauté monadique comme réciprocité
de reflets, synchronie des mondes. Cependant, cette harmonie n’aurait pas de
structure métaphysique, et les monades ne seraient pas des inventions ou
des hypothèses métaphysiques : la sortie du solipsisme ne serait
en aucun cas rendue possible, comme tient à le souligner Husserl lui-même,
par une « métaphysique non-avouée, par une reprise cachée
de traditions leibniziennes » 5.
2. Intersubjectivité
métaphysique
La question fondamentale de la théorie de l’intersubjectivité
transcendentale concerne ce concept non métaphysique de monade et
d’harmonie que Husserl place à la base de sa théorie. Qu’entend exactement
Husserl par concept non métaphysique de monade et d’harmonie ? Il me
semble que la théorie de l’intersubjectivité transcendentale ne requiert
aucun des présupposés métaphysiques leibniziens dont je me propose
ici de dresser une liste synthétique, en parcourant les paragraphes de la
Monadologie :
1) la substantialité de la monade ;
2) le fait que les monades « ne sauraient commencer que par
création et finir que par annihilation » 6 ;
3) que « tout état présent d’une substance simple
est naturellement une suite de son état précédent, tellement que
le présent y est gros de l’avenir » 7 ;
4) que « la dernière raison des choses doit être
dans une substance nécessaire, dans laquelle le détail des changements
ne soit qu’éminemment, comme dans sa source ; et c’est ce que nous
appelons Dieu » 8
5) que l’intelligence de Dieu est le fondement ontologique de la
possibilité 9 ;
6) qu’a lieu « une influence idéale d’une Monade sur
l’autre, qui ne peut avoir son effet que par l’intervention de
Dieu » 10
7) que Dieu a choisi parmi une infinité d’univers possibles
celui qui possède le plus haut degré de
perfection 11 ;
8) que « l’âme suit ses propres lois et le corps aussi
les siennes » 12
9) qu’il y a une harmonie « entre le règne physique de
la nature et le règne moral de la
grâce » 13.
Ce que Husserl rejette, c’est le concept d’harmonie dominée
par le couple spéculaire de l’ontothéologie : substance finie-substance
infinie, monade-Dieu.
Dès lors, il s’agit de comprendre en quel sens on peut dire
de la théorie de l’intersubjectivité transcendentale husserlienne qu’elle
est une monadologie, bien qu’elle refuse ce couple conceptuel. C’est évidemment
central le rôle relationnel de la monade, qui est bien exprimée dans
ce passage célèbre de la Monadologie :
« [...] cet accommodement de toutes les choses créées
à chacune et de chacune à toutes les autres, fait que chaque substance
simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu’elle est par conséquent
un miroir vivant perpétuel de l’univers. [...] Et, comme une même ville
regardée de différents côtés paraît tout autre, et est
comme multipliée perspectivement ; il arrive de même que par la
multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents
Univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents
points de vue de chaque Monade » 14.
Le monde, l’unité du monde dans sa dimension spatio-temporelle,
n’est qu’un phénomène fondé sur l’interrelationalité des
monades. L’intersubjectivité précède et fonde l’objectivité
du monde.
Husserl nous dit toutefois que l’harmonie entre les monades est
une harmonie non métaphysique. Dans cette affirmation, qui en apparence
ne pose pas problème, se cache en réalité le véritable échec
de l’intersubjectivité husserlienne. Que signifie une harmonie non métaphysique ?
Relisons le passage clé de Husserl :
« la constitution du monde objectif comporte essentiellement
une “harmonie” des monades, plus précisément une constitution
harmonieuse particulière dans chaque monade et, par conséquent,
une genèse se réalisant harmonieusement dans les monades
particulières » 15.
En quoi consiste cette harmonie des monades qui fonde le monde
objectif ? Chez Leibniz la réponse est bien connue : « cette
substance étant une raison suffisante de tout ce détail, lequel aussi
est lié partout, il n’y a qu’un Dieu, et ce Dieu
suffit » 16.
L’unité de Dieu fonde l’unité du monde, Dieu anticipe et ferme les
jeux relationnels des monades dans le calcul qui donne origine au monde, tandis
que chez Husserl le concept de monade se chargerait d’une valeur d’autonomie,
de spontanéité, de capacité à opérer dans le monde.
Cette réponse ne saurait en aucun cas être satisfaisante
sur le plan théorique, car elle ne répond pas à la question fondamentale
de l’harmonie des monades, qui est ce qui rend possible l’intersubjectivité
transcendentale et la fondation du monde objectif. Husserl rejette la solution
cartésienne de la veracitas divine qui met hors jeu l’hypothèse
du génie malin, mais aussi l’harmonie préétablie leibnizienne
qui synchronise le temps de toutes les monades en faisant de leur temps intérieur
le miroir, diversement orienté, de l’histoire du monde. La réponse
proprement husserlienne réside dans l’idée de communauté monadique
comme simultanéité essentielle :
« La co-existence des monades, leur simple simultanéité
[ihr blosses Zugleichsein], signifie nécessairement une coexistence
temporelle [wesensnotwendig zeitlich Zugleichsein] et une “temporalisation”,
sous forme de temps réel [Verzeitlicht-sein in der Form realer
Zeitlichkeit] » 17.
Mais cette coexistence temporelle ne peut jamais être réellement
perçue, puisqu’une monade ne peut jamais atteindre originaliter au
flux vital d’une autre monade. La temporalité de l’alter ego est toujours
seulement apprésentée, jamais présentée directement. Ce qui
se cache dans cet être-dans-le-même-temps des monades, dans cette harmonie
sans métaphysique, c’est rien moins qu’un Dieu, que ce soit le Dieu transcendant
de Berkeley ou le Dieu immanent de l’esprit objectif hégélien :
la simultanéité essentielle est le nom husserlien de Dieu.
3. Simondon, le transindividuel et Spinoza
Si donc l’intersubjectivité transcendentale s’avère être
dans le fond une intersubjectivité métaphysique, il sera nécessaire
de chercher une autre voie pour fonder l’existence d’une communauté et d’un
monde objectif sans recourir à un dieu. À cette fin, je proposerai
un détour qui me permettra de fournir en termes extrêmement synthétiques
les coordonnées historiques de l’émergence du concept de « transindividuel »,
dont j’entends me servir ensuite pour souligner dans toute sa force l’alternative Spinoza / Leibniz.
Je prend le terme dans le sens d’un livre de Gilbert Simondon,
L’individuation psychique et collective, publié posthume en 1989.
Ici Simondon, contre une tradition qui a accordé un privilège ontologique
à l’individu déjà constitué, affirme le primat de l’individuation :
« L’individu serait alors saisi comme une réalité
relative, une certaine phase de l’être qui suppose comme elle une réalité
préindividuelle, et qui, même après l’individuation, n’existe
pas toute seule, car l’individuation n’épuise pas d’un seul coup les potentiels
de la réalité préindividuelle, et d’autre part, ce que l’individuation
fait apparaître n’est pas seulement l’individu mais le couple individu-milieu.
L’individu est ainsi relatif en deux sens : parce qu’il n’est pas tout l’être,
et parce qu’il résulte d’un état de l’être en lequel il n’existerait
ni comme individu ni comme principe d’individuation » 18.
Si un tel renversement de perspective est devenu possible, c’est
grâce au concept d’équilibre métastable qui permet de penser l’être
non pas en termes de substance ou de matière, mais comme un système
tendu, hypersaturé. Simondon présente l’individuation physique et l’individuation
dans le monde du vivant comme des cas de résolution d’un système métastable
avec la différence que, tandis que dans le monde physique l’individuation
advient de façon « instantanée, quantique, brusque et définitive,
laissant après elle une dualité du milieu et de l’individu »,
« le vivant conserve en lui une activité d’individuation
permanente » 19.
C’est précisément ce caractère de l’individuation
dans le monde du vivant qui permet à Simondon de penser les plans psychique
et collectif en termes d’individuations qui succèdent à l’individuation
vitale. Toutefois, l’individuation psychique et l’individuation collective ne
doivent pas être pensées elles-mêmes comme se succédant l’une
l’autre, selon un modèle diachronique de développement, mais en termes
synchroniques, comme un même processus qui donne lieu à un intérieur
et à un extérieur. C’est sur ce plan que le concept d’individuation
s’entrelace avec le thème du transindividuel :
« Les deux individuations, psychique et collective, sont réciproques
l’une par rapport à l’autre ; elles permettent de définir une
catégorie du transindividuel qui tend à rendre compte de l’unité
systématique de l’individuation intérieure (psychique), et de l’individuation
extérieure (collective). Le monde psycho-social du transindividuel n’est
ni le social brut ni l’interindividuel ; il suppose une véritable opération
d’individuation à partir d’une réalité préindividuelle, associée
aux individus et capable de constituer une nouvelle problématique ayant
sa propre métastabilité » 20.
Le transindividuel est donc le nom de la trame complexe de relations
qui constitue en même temps l’individuation psychique et l’individuation
collective. On voit émerger ici le troisième concept clé de la
théorie de Simondon, le concept de relation, qui n’est jamais relation entre
deux termes préexistants, mais constitution des termes mis en jeu par la
relation 21.
Pour résumer, on peut dire que le concept de transindividuel
est défini par deux thèses philosophiques qui tracent une ligne de
démarcation très nette par rapport à la tradition métaphysique
occidentale :
1) primat du processus d’individuation sur l’individu ;
2) primat de la relation sur les termes de la relation.
« Transindividuel » est donc le nom du système métastable
qui donne lieu aux individuations psychique et collective, trame de relations
qui traverse et constitue les individus et la société, interdisant
méthodologiquement la substantialisation des uns ou de l’autre : « la
société – écrit Simondon – ne sort pas réellement de
la présence mutuelle de plusieurs individus, mais elle n’est pas non plus
une réalité substantielle qui devrait être superposée aux
êtres individuels et conçue comme indépendante d’eux » 22.
Or, on doit à une article de Balibar du 1997 « Spinoza.
From Individuality to Transindividality » d’avoir tenté de « discuter
les limites dans lesquelles Spinoza lui-même peut être considéré
comme un théoricien significatif de la “transindividualité”, afin de
pouvoir ainsi arracher cette notion à sa définition initiale, négative
(une doctrine qui n’est ni individualiste, ni holistique, tout
comme elle n’est ni mécaniste, ni finaliste) pour en faire
une notion positive et constructive » 23.
4. Monade et modus
On peut maintenant tenter d’affronter la question de l’alternative
Spinoza / Leibniz en la lisant à travers les deux modèles théoriques
de l’intersubjectivité et de la transindividualité, pour chercher ensuite
à marquer, dans toute sa force, la distance qui sépare ces deux systèmes.
D’abord il faut marquer la différence entre le modus
spinozien et la monade leibnizien. Examinons en premier lieu le scholie qui clôt
le petit traité de physique de la deuxième partie de l’Éthique,
petit traité qui arrache le concept d’individu corporel à toute forme
de substantialité en établissant le principium individuationis
dans une certaine proportion (certa ratio) de mouvement et de repos des
parties qui entrent dans le processus de sa composition et de sa régénération
dans la relation avec le milieu :
« un Individu composé peut être affecté selon
de nombreuses modalités, tout en conservant néanmoins sa nature. Or
nous n’avons considéré jusqu’ici qu’un Individu composé de corps
ne se distinguant entre eux que par le mouvement et le repos, la vitesse et la
lenteur, c’est-à-dire les corps les plus simples. Mais si nous en concevons
maintenant un autre, composé de plusieurs Individus de nature différente,
nous trouverons de même qu’il peut être affecté selon plusieurs
autres modalités, tout en conservant sa nature. Puisque, en effet, chacune
de ses parties est composée de plusieurs corps, elle pourra [...], et sans
aucun changement de nature, se mouvoir soit plus lentement, soit plus rapidement,
et par conséquent communiquer ses mouvements aux autres parties, avec plus
ou moins de vitesse. Et si nous poursuivons ce raisonnement à l’infini,
nous concevrons aisément que la Nature entière est un Individu unique,
dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité
de façons, sans aucun changement de l’Individu
total » 24.
Le scholie a attiré l’attention de la critique parce que Spinoza
y fait référence aux corpora simplicissima et à la nature
entendue comme individu total. À mon sens, il s’agit de Holzwege,
de chemins qui ne mènent nulle part : en d’autres termes, il s’agit
de mots-limites ou, pour recourir à la terminologie spinoziste, d’auxilia
imaginationis, auxquels ne correspond en fait aucune réalité ontologique.
Il me semble clair que Spinoza n’est pas en train de dire qu’existent d’infinis
niveaux d’existence d’individus entre les corps simples et la nature entendue
comme individu totale, mais qu’existent d’infinis niveaux d’existence d’individualités
d’une complexité qui ne peut être réduite ni dans l’infiniment
petit ni dans l’infiniment grand.
Par ailleurs, une lecture superficielle de ce scholie pourrait
susciter un rapprochement avec certains paragraphes célèbres de la
Monadologie (§§64-67). toutefois, si l’on analyse attentivement les deux
passages, on ne peut manquer de remarquer que chez Leibniz il y a une analogie
structurelle entre les différents niveaux d’individualité (c’est ce
qu’expriment avec précision les métaphores de l’étang et du jardin),
tandis que chez Spinoza la complexité du niveau supérieur n’a aucune
analogie structurelle avec celle du niveau inférieur : elle constitue
plutôt l’émergence d’un degré d’individualité qui n’était
pas contenu par avance dans les degrés d’individualité qui sont entrés
dans sa composition.
La différence apparaîtra dans toute son évidence
si l’on relit ce paragraphe de la Monadologie :
« 70. [...] chaque corps vivant a une Entéléchie dominante
qui est l’Âme dans l’Animal ; mais les membres de ce corps vivant sont
pleins d’autres vivants, plantes, animaux, dont chacun a encore son Entéléchie,
ou son Âme dominante » 25.
Le corps, la vie sont commandés chez Leibniz par une hiérarchie
de formes dont le niveau est donné une fois pour toutes; chez Spinoza en
revanche, l’esprit n’est en aucun cas la forme du corps, il n’est pas la reductio
ad unum de la pluralité de la matière, il est au contraire le même
corps, mais exprimé selon un attribut différent, ce qui signifie que
les esprits doivent être pensés selon le même modèle des
infinis niveaux de complexité à travers lesquels Spinoza a décrit
la structure des corps – c’est du moins ce qu’impose la proposition 7 de la seconde
partie de l’Éthique. L’individu esprit-corps n’est donc pas pensable
comme une monade fermée mais comme un composé d’individus qui à
son tour entre dans la composition d’individus de niveau supérieur :
quel que soit le niveau que l’on choisit de considérer, on trouvera toujours
l’individu comme moment doublement provisoire entre deux niveaux d’individualité,
ce qui revient à dire que l’on trouvera, pour reprendre la terminologie
de Simondon, que l’individu est en réalité second par rapport au processus
d’individuation qui le constitue comme tel.
Pour revenir à la confrontation avec Leibniz à travers
le thème des relations, on peut noter que la théorie de l’harmonie
préétablie impose que toute relation extrinsèque soit en réalité
fondée sur une détermination intrinsèque, c’est-à-dire que
toute relation extérieure soit fondée sur une propriété de
la monade, qu’elle soit un état intérieur de la monade (et chaque état
est infiniment complexe parce qu’il doit exprimer tout l’interindividuel au niveau
intraindividuel), chez Spinoza toute détermination intrinsèque est
en réalité fondée sur un jeu complexe de déterminations extrinsèques
(sans toutefois que les déterminations extrinsèques puissent contenir
par avance la détermination intrinsèque), c’est-à-dire que toute
propriété d’un individu est produite par le jeu complexe de relations
qui a constitué son individualité. Dans cette perspective il me semble
que prend tout son sens l’opposition monade / modus lue à travers
les grilles contemporaines de l’opposition intersubjectivité / transindividualité.
5. Les passions :
non pas des propriétés, mais des relations
Il s’agit à présent d’essayer de montrer que l’application
du modèle de la transindividualité rend possible une lecture nouvelle
de la théorie des passions de Spinoza, en comprenant celles-ci non pas comme
des propriétés d’une nature humaine superhistorique, mais comme la
trame transindividuelle qui constitue des formes d’individualité qui sont
en dernière instance historiques.
Il est vrai qu’en vertu du mos geometricus de l’Éthique
et de certaines formulations de Spinoza, l’on serait tenté de lire les passions
dans la théorie spinoziste comme des propriétés 26,
ou plutôt des dénominations intrinsèques, c’est-à-dire des
caractéristiques de l’essentia intima de la nature humaine prise
séparément de tout le reste. Mais peut-on vraiment prendre, dans l’ontologie
spinoziste, une réalité séparément de tout le reste ?
Peut-on vraiment comprendre de façon technique la passion comme proprietas,
c’est-à-dire comme ce qui est proprium à une essentia
qui précède les relations et les circonstances existentielles ?
Dans une récente traduction en italien du Traité politique,
Paolo Cristofolini a proposé une traduction extrêmement juste d’une
locution fréquente sous la plume de Spinoza : « passionibus
obnoxius ». Littéralement, on devrait traduire par « subjugué,
soumis, sujet aux passions », mais Cristofolini fait remarquer que « le
latin obnoxius contient toutefois la double valeur de ce qui nuit et de
ce qui envahit, ou pénètre », et propose donc, dans le sillage
du modèle léopardien de traduction d’Épictète, de traduire
par « traversé par les passions ». À l’instar de cette traduction,
l’on peut tenter de penser les passions non pas comme les proprietates
d’une nature humaine générique donnée une fois pour toutes, mais
comme des relations qui traversent l’individu en constituant sa dimension sociale et historique.
Il n’est presque pas nécessaire de répéter que pour
Spinoza l’individu n’est ni substance, ni sujet (ni ousia ni upokeimenon) :
c’est une relation entre un extérieur et un intérieur qui se constituent
dans la relation. Cette relation constitue l’essence de l’individu qui n’est
autre que son existence-puissance ; toutefois, il ne s’agit pas d’une puissance
donnée une fois pour toutes, mais d’une puissance variable précisément
parce que la relation qui constitue l’intérieur et l’extérieur est
instable et n’est pas donnée. Or les passions ne sont pas les propriétés
d’une nature humaine donnée, propriétés qui existent avant la
rencontre et sont en quelque sorte activées par cette rencontre. Ce sont
bien plutôt les relations constitutives de l’individu social : le lieu
d’origine sur lequel agissent les passions n’est pas l’intériorité,
mais l’espace entre les individus dont l’intériorité même
est un effet historique. Certes, Spinoza définit la cupidité, la joie
et la tristesse comme les trois affects primitifs 27 ;
on pourrait donc comprendre ces affects primitifs comme des propriétés
fondamentales de l’essence humaine, propriétés qui anticipent les rencontres
produites par la relation individu-milieu et reçoivent différentes
nuances en fonction de ces rencontres. En réalité, si ces affects sont
primaires par rapport à l’individu, ils ne le sont pas si l’on se place
du point de vue de la causalité immanente, qui donne lieu à l’individu
en tant que connexio singularis, enchevêtrement singulier. Ici, l’on
peut tirer profit d’un parallélisme avec l’interprétation althusserienne
d’Épicure : « tous les éléments sont là et au-delà,
à pleuvoir [...], mais ils n’existent pas, ne sont qu’abstraits tant que l’unité
d’un monde ne les a pas réunis dans la Rencontre qui fera leur
existence » 28.
En d’autres termes, ces affects primitifs ne sont que des éléments
abstraits, avant d’entrer en relation. Mais il y a davantage : ces affects
ne peuvent même pas exister à l’état pur, comme des éléments
originaires dont la combinaison donne naissance à tous les autres. Ils existent
uniquement dans les infinies métamorphoses que les relations avec l’extérieur
leur imposent : haine, amour, espérance (sécurité / jouissance),
peur (désespoir / remords), etc. Qui plus est, on ne peut pas même
parler d’un affect singulier comme relation transitive à un objet 29,
puisque par effet de la causalité immanente, qui dans le monde du fini se
présente comme nexus causarum, entrelacs de causes, chaque affect
est toujours surdéterminé par d’autres 30.
Les passions ne peuvent donc pas être pensées à
travers la catégorie de la propriété, de l’inhérence d’un
prédicat à un sujet. Elles doivent être comprises comme trame
complexe de relations. La trame de la vie affective existe donc entre les individus
et les constitue en tant que tels. Ce qui signifie qu’il n’y a aucun reflet intérieur
de l’autre, de la monade de l’alter dans ma monade, précisément
parce que l’alter est la trame de notre être.
6. Conclusions
Les résultats philosophiques auxquels ce parcours permet d’aboutir
montrent que la reprise husserlienne de la monadologie en termes transcendentaux
se trouve face à la mise en échec définitive de l’inaccessibilité
de l’Autre pour la conscience : l’intersubjectivité est métaphysique
ou n’est pas (le modèle le plus rigoureux d’intersubjectivité s’avère
donc celui de Leibniz). L’intersubjectivité transcendentale introduit en
effet subrepticement un concept d’harmonie métaphysique sans lequel le moi
et l’alter ne peuvent pas appartenir au même temps, au même
monde. De quelle façon le modèle de la transindividualité permet-il
d’éviter cette mise en échec ? Précisément parce que
l’autre n’est pas au-delà du cercle fermé de l’ego, mais est
toujours-déjà dans l’ego (et dans une telle perspective, l’opposition
ego-alter elle-même n’est rien de plus que la substantification
d’une fonction grammaticale), il le traverse, il le constitue en tant que tel
comme trame complexe de corps, de passions, d’idées, de mots, trame complexe
de temporalités irréductible à la simultanéité essentielle
d’une communauté 31. Comme
l’écrit Lucrèce dans un vers splendide dont je me plais à croire
qu’il a inspiré Spinoza :
« Inter se mortales mutua vivunt » 32.
1 E. Husserl,
Cartesianischen
Meditationen, in
Husserliana, Bd. I, hrsg. von S. Strasser, Haag,
Martinus Nijoff, 1950, pp. 143-144 ;
Méditations cartésiennes,
traduit par G. Peiffer et E. Lévinas, Paris, Vrin, 1992, p. 186.
2 Ibidem, p. 156, trad. fr. p. 206-207.
3 Ibidem, p. 166, trad. fr. p. 224.
4 Ibidem, p. 138, trad. fr. p. 176. C’est nous qui soulignons.
5 Ibidem, p. 174, trad. fr. p. 238.
6 G. W. Leibniz,
Monadologie, § 6, in
Discours de métaphysique, suivi de Monadologie et autres textes,
édition établie, présentée et annotée par Michel Fichant,
Paris, Gallimard, « Folio essais » 2004, p. 220.
7 Ibidem, § 22, p. 225.
8 Ibidem, § 38, p. 229.
9 Ibidem, § 43, p. 230.
10 Ibidem, § 51, p. 232.
11 Ibidem, § 53-55, p. 233.
12 Ibidem, § 78, p. 240.
13 Ibidem, § 87, p. 243.
14 G. W. Leibniz,
Monadologie,
§ 56-57, in
Discours de métaphysique, suivi de Monadologie et autres textes, cit., p. 234.
15 E. Husserl,
Cartesianischen Meditationen,
cit., p. 138, trad. fr. p. 76. C’est nous qui soulignons.
16 G. W. Leibniz,
Monadologie,
§ 39, cit., p. 229.
17 E. Husserl,
Cartesianischen Meditationen,
cit., p. 166, trad. fr. p. 224.
18 G. Simondon,
L’individuation psychique
et collective à la lumière des notions de Forme, Potentiel et Métastabilité,
Paris, Aubier, 1989, p. 12.
19 Ibidem, p. 16.
20 Ibidem, p. 19-20.
21 Ibidem, p. 23-24.
22 Ibidem, p. 177.
23 E. Balibar,
Spinoza : from
Individuality to Transindividuality (a lecture delivered in Rijnsburg on
May 15, 1993),
Mededelingen vanwege het Spinozahuis, 71, p. 11. C’est
nous qui traduisons. [Certains éléments sont repris, en français,
dans Id., « Individualité et transindividualité chez Spinoza »,
in
Architectures de la raison. Mélanges offerts à Alexandre Matheron,
textes réunis par P.-F. Moreau, Fontenay Saint-Cloud, ENS Éditions,
1996, p. 35‑46].
24 B. Spinoza,
Ethica, II, lem.
VII, schol., in
Opera, hrsg. Von C. Gebhardt, Heidelberg, Winters, 1924,
Bd. II, p. 102 ;
Éthique, introduction, traduction, notes et
commentaires de Robert Misrahi, Paris, PUF, 1990, p. 119.
25 G. W. Leibniz,
Monadologie,
§ 70, cit., p. 238.
26 J’ai traité cette question dans
« Ontologia della relazione e materialismo della contingenza »,
Oltrecorrente,
6 (2006), p. 129‑144.
27 « En dehors de ces trois affects,
je n’en reconnais aucun autre qui soit primitif, et je montrerai par la suite
que c’est de ces trois affects que tous les autres prennent naissance »
(B. Spinoza,
Ethica, cit., III, lem., prop. 11, schol., p. 149 ; trad. fr. p. 166).
28 L. Althusser, « Le courant souterrain
du matérialisme de la rencontre », in
Écrits philosophiques
et politiques, textes réunis et présentés par F. Matheron,
tome I, Paris, Stock / IMEC, 1994, p. 546.
29 « Des hommes différents
peuvent être affectés de différentes manières par un seul
et même objet, et un seul et même homme peut être affecté
par un seul et même objet de différentes manières en des moments
différents », (B. Spinoza,
Ethica, cit., III, prop. 51, p. 178 ;
trad. fr. p. 195).
30 Pour une analyse détaillée
de cette surdétermination, je renvoie encore à mon article « Ontologia
della relazione e materialismo della contingenza », cit., p. 140‑141.
31Sur la
multitudo comme trame
complexe de temporalités, je renvoie à mon article « Temporalità
plurale e contingenza: l’interpretazione spinozista di Machiavelli »,
Etica
e politica, vol. VI, n° 1, 2004.
32 Lucrèce,
De rerum natura, II, 76.